Aux XIe et XIIe siècles, en Méditerranée les flottes commerciales de Pise, Gênes et Venise se partagent les routes maritimes qui assurent les liaisons de l’Italie au Proche-Orient. Alors que Pise est éliminée après sa défaite navale de la Meloria (1284), Gênes et Venise se répartissent des aires d’activité bien définies: aux Vénitiens les débouchés du port d’Alexandrie et le commerce avec les routes de l’Asie méridionale, de l’Arabie et de l’Inde; aux Génois la fréquentation de la mer Noire, des comptoirs de Crimée et de Trébizonde, situés à l’arrivée des routes caravanières de la soie.
Le grand commerce de Méditerranée (XIe-XVe siècle)
Les deux grands ports italiens réactualisent, à leur profit, des pratiques commerciales bien connues des territoires les plus évolués de la Méditerranée. Ainsi, les associations de capitaux les plus diverses se développent chez tous ceux qui disposent de fortes liquidités; hommes d’affaires, négociants, armateurs chargés de faire fructifier par un commerce à haut risque les quotes-parts de pôles d’investisseurs (système de la commande). L’audace et l’esprit de conquête sont rois. La rationalisation progressive du système des échanges autour d’accords commerciaux et d’une transformation des usages de l’argent donne à la Méditerranée des Génois et des Vénitiens un avant-goût de ce que sera bientôt l’Occident moderne.
Venise, la glorieuse Sérénissime
Venise doit sa place de grande puissance méditerranéenne à son arsenal maritime. La République impose, en effet, à ses chantiers navals des normes de construction précises pour que tous les navires lancés soient aisément transformables en bâtiments de guerre et incorporables dans des divisions homogènes. Cette organisation permet à Venise de former à tout moment des escadres impressionnantes. Jusqu’au XVIe siècle, seuls les citoyens libres servent sur les galères de la République. La Sérénissime est attentive à la bonne marche du trafic et des transactions que ses négociants réalisent au loin. Aussi, deux fois par an, à dates fixes et sous le commandement d’un représentant de l’État, quatre grands convois de commerce quittent Saint-Marc.
Ce sont les «caravanes» de Constantinople, d’Alexandrie, de Syrie et de Tana, un port de la mer Noire. Une cinquième naîtra par la suite: celle de Flandre. Leur retour coïncide avec les grandes foires de Pâques, de septembre et de Noël, qui font du Rialto un des entrepôts les plus réputés de la Méditerranée.
Le développement commercial de Venise s’explique par son alliance avec Byzance et sa domination sur l’Adriatique. Lorsque les Normands, déjà présents à Otrante, cherchent à s’établir en Épire, la République met sans hésiter sa flotte au service de l’empereur Alexis Comnène. Devant Durazzo, les galères de Saint-Marc détruisent les escadres normandes, en partie génoises. En récompense, l’empereur byzantin accorde à Venise un privilège qui lui ouvre toutes grandes les portes de l’Orient (1082).
À compter de cette date, les marchands vénitiens peuvent librement et en toute franchise vendre et acheter sur tous les points de l’Empire grec. Peu après, les croisades installent les Vénitiens au Levant. Comprenant l’intérêt que revêt pour elles la conquête de la Syrie, les flottes des cités italiennes collaborent à l’établissement des États latins en Terre sainte. Sans ces flottes, sans les renforts et les ravitaillements qu’elles déposeront dans les ports du littoral syrien, les Francs ne se seraient pas maintenus dans le pays. Pour leurs services d’intendance, les Vénitiens obtiennent des croisés des avantages plus considérables que ceux qu’ils possèdent dans l’Empire grec: dans chaque ville du royaume de Jérusalem, ils auront une rue, une place, une église, un bain et un four (système des fondacchi), et dans la Ville Sainte tout un quartier. À ces positions chez les Grecs et chez les Latins, la cité des Doges ajoute bientôt celles qu’elle acquiert auprès du calife de Bagdad.
Dénués de scrupules, les Vénitiens fournissent ainsi aux armées de Saladin du bois d’œuvre, des armes et du matériel de guerre. L’Orient musulman leur assure un pont d’or. Les négociants de la République sont partout: à Alep, à Damas, à Bagdad. Au XIIIe siècle, la Sérénissime est assez puissante pour détourner de ses objectifs la IVe croisade et la diriger contre Constantinople. Elle entreprend ainsi de bâtir un empire colonial. À la fin du XIVe siècle, elle règne sur son arrière-pays jusqu’à Brescia et Bergame, sur la Dalmatie, l’Épire, la Morée (ou Péloponnèse), les îles Ioniennes, l’Eubée, Naxos et les Cyclades, la Crète et, enfin, Chypre.
Gênes, la sœur ennemie
Depuis sa défaite de 1257 devant Acre, Gênes a une revanche à prendre. L’empereur de Nicée, Michel Paléologue, qui veut restaurer le basileus, lui en fournit l’occasion. Avec le soutien logistique des escadres génoises, Michel s’empare de Constantinople en 1261. Les Vénitiens sont expulsés au profit des Génois. L’effondrement des Francs leur fait perdre leurs positions au Levant. La République garde toutefois intacte sa prééminence à Alexandrie.
S’ils sont aussi ambitieux que les Vénitiens, les Génois n’ont ni les mêmes méthodes ni les mêmes conceptions. Ainsi, ils multiplient les voyages d’exploration vers l’ouest, à la recherche de nouveaux débouchés. Le port de Cadix devient bientôt leur principale escale sur les routes qui les conduisent vers l’océan Atlantique. Au début du XIVe siècle, ils atteignent les Canaries et, en 1418, ils découvrent Madère. Le développement des industries textiles lainières en Occident réclame de l’alun pour préparer le drap de laine à recevoir la couleur. Le meilleur alun se trouve en Asie Mineure. La fortune des Génois est donc assurée puisqu’ils détiennent le monopole de l’alun, qu’ils chargent à Phocée.
Du XIe au XVe siècle, les navigateurs des cités italiennes, pourtant rivaux, ont finalement éliminé les navires byzantins et refoulé ceux du monde musulman. Jusqu’au XVIe siècle, l’Italie, au nord d’une ligne Florence-Ancône, constitue la zone la plus riche de la Méditerranée. Le ducat et le florin, battus à l’effigie des doges de Venise ou de la famille des Médicis, en seront les plus éclatants symboles.
L’aspiration vers l’Atlantique (XVe-XVIe siècle)
La découverte de l’Amérique et le franchissement du cap de Bonne-Espérance provoquent au XVIe siècle un fantastique bouleversement des circuits commerciaux dont la conséquence sera, un siècle plus tard, le déplacement du centre du monde de la Méditerranée vers l’Atlantique.
Amériques de hasard, Orient de nécessité, écrit Jacques Attali.
Ce sont les peuples de l’Atlantique, les Hollandais et les Portugais, et plus curieusement les Espagnols, qui vont détrôner la Méditerranée de son privilège jusque-là exclusif: la route des Indes. Cette dépossession, qui va frapper la mer intérieure, ne se produit pourtant pas immédiatement. Les épices et le poivre que les caravelles portugaises déchargent sur les quais de Lisbonne n’affectent pas l’approvisionnement du port d’Alexandrie par la route du golfe Persique et de Suez.
Cette dernière paraît capable de rivaliser avec celle que les Portugais ont ouverte pour au moins une raison, monétaire: les achats de poivre et d’épices ne peuvent se faire qu’avec du métal blanc. Or l’Europe en manque. Celui qui déferlera par l’intermédiaire de Séville, après 1530, provient exclusivement d’Amérique. Les Espagnols en sont les propriétaires. En raison des guerres menées par Charles Quint et des emprunts contractés auprès des banquiers italiens, en particulier génois, le précieux métal blanc prend peu à peu le chemin de l’Italie. Après 1550, des galères pleines de caisses d’argent quittent Barcelone pour Gênes. Les hommes d’affaires de la ville ont converti les profits réalisés dans le grand négoce méditerranéen en placements. Au XVIe siècle, la place de Gênes est devenue, avec celle de Florence, un des principaux centres financiers de l’Europe.
Finalement, ce sera l’établissement des Hollandais dans les îles à poivre de l’Insulinde, vers 1620, qui tarira la route des épices de Suez. Après avoir fait main basse sur les plantations de poivre, ils en interdiront la commercialisation.
L’influence ottomane (XVe-XVIe siècle)
Les progrès de la puissance ottomane comme les découvertes accomplies dans l’Atlantique et l’océan Indien par les Portugais et les Espagnols contribuent, à partir du milieu du XVe siècle, à déplacer les centres de gravité politique et économique. La prise de Constantinople (1453) livre aux Turcs Ottomans la mer Noire et la mer Égée, et inaugure une véritable renaissance marquée par l’humanisme turc: architectes et artistes héritiers des traditions byzantines, persanes ou syriennes embellissent la nouvelle Constantinople, qui retrouve son rôle économique et culturel. Le sultan renouvelle les privilèges des Génois et des Vénitiens, et, tandis que l’intolérance règne en Espagne, l’Empire accueille les populations juives expulsées par les Rois Catholiques.
Au début du XVIe siècle, Soliman le Magnifique (1494-1566) entame une deuxième série de conquêtes au Proche-Orient et en Afrique du Nord. Les Génois abandonnent la mer Noire et la mer Égée, et Venise perd beaucoup de ses places fortes. La Sérénissime conclut néanmoins une alliance avec le nouveau maître d’Alexandrie qui lui permet de poursuivre ses activités commerciales dans la région. En 1571, le combat naval au large de Lépante opposant les escadres de la chrétienté à celles du sultan met un terme à l’expansion turque dans l’Adriatique. La majeure partie des eaux de la Méditerranée n’en reste pas moins ottomane.
Les escadres turques qui croisent désormais au large de l’Afrique sont dirigées par des «renégats»: Grecs, Catalans ou Provençaux. Ceux-ci disputent aux Espagnols les côtes du Maghreb. À partir de leurs bases d’Alger, de Tunis et de Tripoli, ces pirates barbaresques feront régner pendant plusieurs siècles une grande insécurité, rendant la navigation en Méditerranée plus dangereuse que la traversée de l’Atlantique. Les côtes chrétiennes seront souvent razziées, les galères arraisonnées, et les membres de leurs équipages vendus comme esclaves.
Un enjeu géopolitique (1869-1945)
L’industrialisation de l’Europe de l’Ouest, la colonisation de l’Afrique du Nord par la France et l’ouverture du canal de Suez contribuent, à la fin du XIXe siècle, à faire, à nouveau, de la Méditerranée une voie active fréquentée par les vapeurs. La mise au point du moteur Diesel sur de nouvelles unités de la flotte marchande va révolutionner le transport par voie maritime.
Le canal de Suez
Depuis le milieu du XVIIe siècle, les Méditerranéens n’exercent plus de rôle dirigeant dans les affaires internationales. La Méditerranée n’est plus au centre du monde, et désormais l’enjeu capital est en Inde. Certes, pendant un temps encore, des Hollandais et des Anglais franchissent le détroit de Gibraltar, mais c’est uniquement pour apporter des contrefaçons de produits vénitiens. Les négociants protestants, attirés par le vaste marché que représente l’Empire turc, passent des accords avec les Barbaresques. Le port de Smyrne, nouveau point d’aboutissement des routes de la soie, est devenu la plus attrayante des Échelles du Levant.
Au siècle suivant, la Méditerranée devient une zone d’affrontement entre la France et le Royaume-Uni, qui se disputent l’Inde. En 1704, les Anglais s’emparent de Gibraltar et ferment la mer intérieure. À la fin du XVIIIe siècle et malgré leurs défaites, les Français n’ont pas renoncé à l’Inde et ambitionnent de rétablir la route commerciale de l’isthme de Suez. L’échec de l’expédition de Bonaparte en Égypte retarde ce projet, qui inquiète les Anglais et les pousse à la conquête de Malte et de Chypre. La conquête de l’Algérie relance l’idée de percer l’isthme de Suez. En 1869, à la suite de dix années d’efforts :
Ferdinand de Lesseps inaugure le canal: la Méditerranée a cessé d’être un lac !
Mais la route nouvelle de l’océan Indien sera anglaise. Profitant des mauvaises finances du khédive égyptien, le Royaume-Uni lui achètera la totalité de ses actions avant de le déposséder de sa souveraineté. Au bout du compte, les rivalités franco-anglaises soulignent aussi deux conceptions différentes du bassin: pour les Anglo-Saxons, fils de l’Atlantique, la Méditerranée n’est qu’une pièce d’une stratégie plus vaste, alors que la France y trouve une fin et bute littéralement sur la mer fermée. En ce sens, le percement du canal de Suez relevait d’une mythologie française qui s’entêtait à placer le centre du monde autour du bassin ancestral.
Les deux guerres mondiales
La découverte et l’exploitation d’immenses champs pétrolifères dans la péninsule Arabique et les pays du Proche-Orient bouleversent encore le monde méditerranéen. L’épopée du colonel Lawrence à la tête des tribus arabes du désert aboutit alors, à l’instigation des Anglais, à la création du royaume saoudien. Le démantèlement de l’Empire ottoman à la fin de la Première Guerre mondiale et les protectorats créés au Liban, en Syrie et en Palestine par la France et le Royaume-Uni dissimulent à peine les convoitises que suscite l’or noir. Londres, cependant, maintient sa suprématie déclinante au Proche-Orient dans l’entre-deux-guerres.
En 1940, à nouveau, la guerre fait rage. Au printemps 1942, la Méditerranée est le théâtre d’un engagement capital pour les belligérants. Un corps d’armée allemand et italien sous le commandement de Rommel tente de s’emparer des positions britanniques du Proche-Orient, mais en vain: l’Afrikakorps échouera finalement à 60 km d’Alexandrie, à court de carburant et de matériel. En novembre, le débarquement américain au Maroc et en Algérie prend à revers les troupes de l’Axe. Malte préservée, la péninsule italienne s’offrait alors aux Alliés. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les intérêts stratégiques des grandes puissances économiques les poussent à chercher des points d’appui en Méditerranée.
Arrivés en force en Afrique du Nord et en Italie, les États-Unis d’Amérique vont suppléer l’effacement de la France et du Royaume-Uni. Leur rôle majeur dans la victoire facilite l’implantation de leurs entreprises et l’installation de plusieurs bases militaires dans les pays limitrophes du golfe Persique et de la Méditerranée orientale (VIe flotte). L’accès à l’indépendance des colonies de la rive sud, du Maghreb et du Machreq, et la montée du panarabisme insufflé par l’Égypte nassérienne vont accroître l’effacement des Européens de la Méditerranée, où s’affrontent jusqu’aux années 1990 et par pays interposés la Russie soviétique et les États-Unis.
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