Alors que les hommes fêtent dignement le « juillet », les mérous de Manihi célèbrent avec frénésie la pérennité de l’espèce. Pour eux, « tiurai » rime avec « retrouvailles ».
Les mérous de Manihi
Nous sommes en Juillet et nous sentions la chose venir. Depuis quelques jours déjà les tui s’agrémentaient plus que d’ordinaire de hapuu respectueux. Maintenant, les parcs de la passe, gueules ouvertes vers le lagon, ne cessent de s’emplir de centaines de livrées brunes et blanches caractéristiques. Plus de doute : le grand rassemblement a commencé !
Le mara’amu a pris ses quartiers d’hiver dans l’archipel paumotu et caresse Manihi de son souffle régulier. La vie dans l’atoll s’écoule sans heurt apparent, rythmée par la valse quotidienne des bateaux allant et venant des nombreuses fermes perlières établies au « secteur ». Un mois presque comme les autres, à vrai dire, s’il n’y avait ce tiurai qui égaye les quais du village de quelques baraques foraines. Un mois presque comme les autres s’il n’était aussi marqué par un incroyable événement : la grande migration des loches marbrées ! Le temps d’une parade amoureuse, des milliers d’entr’elles délaissent leurs habitudes casanières, quittent leur abri de corail, pour venir se regrouper ici, à la sortie de la passe. Un spectacle fou, à la portée de toutes les palmes…
De mémoire de paumotu, les mérous sont toujours venus. Tôt ou tard, juillet les voit arriver. « Ils » se sont les hapuu ou plutôt les kito comme on les dénomme aux Tuamotu. Poussés par l’instinct, répondant de concert à quelques signaux encore méconnus, mâles et femelles en âge de procréer quittent alors les confins du lagon ou de la pente externe, pour venir s’assembler ici, dans les eaux dynamiques de la passe. Cousteau, le premier, nous avait fait vivre le grand rendez-vous des mérous du Bélize. Force est de constater que le spectacle offert par leurs cousins polynésiens n’a rien à lui envier !
Moins 30 mètres. C’est à cette profondeur que l’on commence à mesurer l’ampleur de la réunion. Des hapuu partout… La moindre cavité, la moindre faille affiche « complet ». Et quand il n’y a plus de place à l’ombre, qu’à cela ne tienne, la pleine eau fait parfaitement l’affaire ! Pressés les uns contre les autres, ils sont ainsi des milliers à flotter nonchalamment dans le courant. Dans cette masse qui s’entr’ouvre mollement à notre passage, impossible de discerner les mâles des femelles. Aucune marque extérieure, aucun attribut particulier ne les différencie. D’ailleurs, il y a de fortes chances pour qu’un nombre important de ces poissons assure, cette année, le rôle inverse de celui qu’il tenait l’an passé.
Car les kito sont hermaphrodites !
Nés femelles, ils se transforment par la suite en mâles selon des nécessités édictées par la préservation de l’espèce. Alors, ces bêtes pansues agglutinées sous les champignons de corail: femelles pleines ou gros mâles à l’âge respectable ? Seule une étude des glandes sexuelles pourrait le dire.
Les bulles de nos scaphandres et les éclairs de nos flashes incommodent à peine nos hôtes. Nulle crainte de leur part. Cette bonhomie pataude et coutumière ne doit pas faire oublier que les loches restent des prédateurs redoutables. On peut se demander d’ailleurs comment la passe parvient à nourrir, dix jours durant, cette horde de carnivores. Contrairement à ce que l’on entend parfois, les loches en frai ne vivent pas seulement « d’amour et d’eau fraîche ». Du moins volontairement. Quand l’occasion se présente, elles ne rechignent pas à avaler quelques mets plus consistants…
Durant cette période, il y a fort à parier que ce ne sont pas les kito qui jeûnent, mais bien les proies potentielles qui se font plus timides dans les parages ! Preuve nous en est faite par ces petites embarcations qui, chaque jour avant l’heure du repas, viennent mouiller leurs lignes sur la zone. Pour ces pêcheurs, la gamelle est vite assurée et toujours bien garnie, nous en témoignons !
Le rôle capital de la passe
La contemplation du phénomène suscite d’emblée une question importante : pourquoi ces animaux viennent-ils immuablement frayer dans la passe ? Les scientifiques émettent à cet égard deux ou trois hypothèses sérieuses.
Du fait de l’abondance des espèces qui y vivent, le lagon constitue un milieu à forte prédation. Frayer dans la passe diminuerait donc le temps de résidence des oeufs aux abords d’une zone à haut risque. Les forts courants qui y sévissent faciliteraient la dissémination des pontes fécondées vers la haute mer. Ils augmenteraient, de surcroît, les chances pour l’espèce de coloniser d’autres sites. Ces hypothèses semblent d’autant plus pertinentes qu’elles sont confortées par le rôle majeur du cycle lunaire dans le déclenchement du frai, l’attraction exercée par cet astre étant le moteur des marées et donc celui des renverses de courants qui leur sont associées.
Dans cette logique, il est vraisemblable que la fécondation des oeufs intervienne toujours à une période de puissant flux sortant. Ainsi, la haute mer que l’on n’hésite plus à qualifier d’immense « désert » dans la communauté scientifique, constitue pour les hapuu une vaste couveuse où les chances de survie restent les meilleures.
A l’issue de cette reproduction grégaire, des millions de larves vont naître en océan.
Comme la plupart des espèces lagonaires, ces dernières possèdent une phase pélagique au cours de laquelle elles dérivent au gré des courants avant de regagner des eaux littorales. A l’instar des manini, les larves de kito reviennent-elles dans leur atoll d’origine, ou bien vont-elles ensemencer au hasard d’autres lagons ? C’est une question à laquelle certains biologistes tentent de répondre.
Une chose est cependant certaine : jamais on ne voit, ni ne pêche de poisson de moins d’un an. Où vont donc se cacher les petites loches dans les douze premiers mois de leur vie ? Nul ne peut encore le dire, même si un séjour à grande profondeur le long de la pente externe reste la réponse la plus plausible. Si tel était le cas, y aurait-il alors une période migratoire, de juvéniles cette fois, destinée à coloniser les pinacles coralliens lagonaires autour desquels ils vont atteindre la maturité sexuelle ?
Bien des mystères, nous le voyons, entourent encore la saga des loches paumotu.
Huit jours environ se sont écoulés depuis le début du regroupement. Déjà la masse compacte des mérous des premiers jours a déserté les abords océaniques de la passe pour migrer plus profondément vers l’intérieur du chenal. D’ici deux jours, le groupe aura complètement éclaté et chaque individu – du moins ceux qui auront échappé, cette fois, aux parcs ouverts dans ce sens – regagnera son territoire de chasse respectif. Pour les hapuu, le « juillet » s’achève ici, au seuil de cette passe qu’ils ne retrouveront pas avant l’année prochaine.
Il est probable qu’entre les mois de mai et de juillet, la quasi totalité des atolls polynésiens connaisse des migrations similaires. Toutefois, la grande régularité du phénomène – pour ne pas dire sa ponctualité – ainsi que les petites dimensions de sa passe, font de Manihi un lieu privilégié pour assister à cet impressionnant spectacle.
Image - Cartes - Photos : merou -